- Laurence et Charles

- 31 oct.
- 4 min de lecture
DÉFI D’ÉCRITURE
Les récits gagnants
Parmi les 91 textes reçus, deux se sont distingués par leur capacité à faire vivre une émotion et une transformation crédible du personnage en seulement quelques mots.
La seule contrainte était d'écrire un récit de 500 mots empreint de l’ambiance automnale.
INTERSAISON
Par Charles Doiron

La journée sera longue. Interminable. Aucun doute dans ton esprit. Tu transpires déjà dans le chandail en laine synthétique dégoté chez Renaissance en vue d’une fraîcheur qui se fait attendre. Tu es de retour au bureau pour la première fois depuis le tout premier confinement, mot d’ordre des hautes sphères. Ton équipe ne compte que toi, mais les RH se montrent aussi flexibles que ta colonne vertébrale au yoga. Tu t’affaires encore à vider ton sac trop lourd quand tu entends la gang de stagiaires français planifier leur weekend au chalet question d’« aller voir les couleurs » (tu te sais de mauvaise foi, mais ça te gosse quand même). La journée sera longue. Interminable.
Finalement, ton équipe ne compte plus personne : une réunion-surprise t’attendait ce matin. Par visioconférence (l’ironie ne t’échappe pas), tu reçois le froid discours d’usage sur les besoins changeants et le contexte économique difficile. Quelques remerciements stériles, puis une invitation polie à décrisser; on t’enverra le reste de tes affaires par FedEx.
Malgré la mauvaise nouvelle, et ton plat de nouilles abandonné dans le frigo de ta nouvelle
ancienne job, tu avances d’un pas étrangement léger. Personne ne sait encore que tu toucheras bientôt du chômage, mis à part quelques inconnus à Toronto. Tu as texté ta blonde, comme par réflexe. Tu désires flotter un moment dans cet interstice inattendu. Contrairement à tes habitudes, tu as ralenti la cadence et levé les yeux du pavé pour scruter la palette chaude que déploient les feuillus. En surplomb, le ciel affiche un bleu clair à peine marbré qui illumine une ville apaisée après le tumulte de l’heure de pointe.
Tu entres dans l’une de ces boutiques de costumes qui poussent dans les locaux vacants au même moment chaque année. Après avoir parcouru la section des prothèses et zyeuté rapidement les déguisements pour adultes (en gros, une sélection de métiers sexyfiés), tu atterris dans l’allée destinée aux enfants. Tu figes et sens fondre la légèreté qui t’habitait. Allez-vous arriver avec la petite qui s’en vient ? Tu grattes de l’index la cuticule de ton pouce, encaissant une salve de questions qui te déstabilisent. En cherchant tes repères, ton regard se pose sur un costume de hot-dog.
Assis sur un banc, tu tiens ton cellulaire d’une main crispée. Elle répond plus vite que ça
d’habitude. Tu ouvres LinkedIn pour consulter les offres d’emploi. On dit que le marché est
difficile présentement. Tu recommences à suer dans ton maudit chandail cheap. Une décharge d’adrénaline te traverse quand son nom surgit à l’écran.
On va être corrects. Tu haïssais ta job anyway. Je t’aime. Takeout ce soir ?
Sa réponse t’apaise. Tu décides de rester ici encore un moment pour profiter de cet entre-deux. Bientôt, il y aura un emploi à chercher, une chambre à peindre. Le vrai froid s’installera, ta vie se transformera. Mais aujourd’hui, tu t’offriras le luxe d’une errance désinvolte au parc afin de baigner dans cet éphémère paysage orangé. Tu regardes le petit costume de hot-dog dans ton sac.
Tu souris.
LA SORCIÈRE DU VILLAGE
Par Laurence Hamel-Perreault

On l’aperçoit parfois au détour d’une ruelle : elle vit en recluse plus loin dans une chaumière avalée par la végétation. La vigne s’y accroche jusqu’au toit travaillé par les tempêtes. Une veuve jamais remariée. Son nom circule à voix basse, emportant fascination et peur dans son sillage. On n’ose le prononcer tout haut. Les hommes la trouvent belle, trop belle, envoûtante. La cascade de ses longs cheveux noirs contraste avec le bleu azur de ses yeux. Sa beauté n’est pas docile ni vendue ou marchandée. Elle dérange parce qu’elle n’appartient à personne. Insolente.
Dans les alcôves des quartiers de servantes, on colporte qu’elle aide les femmes à rêver d’un avenir meilleur. Il parait qu’elle reçoit des jeunes filles égarées, perdues, violentées,
qu’elle leur offre ce qu’il y a de plus précieux dans un temps comme le nôtre: de l’espoir. On la dit faiseuse d’anges. Les herbes qu’elle récolte finissent en potion sous ses longs doigts habiles. On la voit souvent, son panier à la main, ses jupes virevoltant au gré du vent, disparaissant entre les arbres. Les enfants jurent qu’elle parle aux plantes avant de les couper. Des bouquets de fleurs séchés pendent aux volets de ses fenêtres. Sorcellerie, murmuraient-ils. Les chats errants trouvent même refuge sous son toit.
On raconte que des mères découragées viennent frapper, en pleine nuit, à sa porte quand la fièvre menace de prendre leurs petits. Elle les accueille, pose la main sur le front brûlant de l’enfant et puis sur le cœur de sa mère et se met au travail. Elle fait bouillir des herbes et des fleurs et prépare des pommades. À l’aube, la fièvre est partie, et ils regagnent leurs foyers aussi discrètement qu’ils sont arrivés.
De temps à autre, un homme s’aventure jusqu’à elle, poussé par un désir plus fort que la crainte qu’elle inspire au village. Des mots d’alliance glissent entre ses lèvres, lui offrant d’être enchaîné par les liens du mariage. Elle répond avec la délicatesse de celle qui protège sa liberté. Mais un soir, le refus tombe sur un orgueil puissant et l’insulte devient insupportable. On trouve vite une faute à lui prêter, car admettre que la blessure de l’homme se trouve en lui-même est de s’avouer une faille, une brèche dans ce tissu de désillusion oppressante qui règne. Elle ose troubler l’ordre impitoyable des choses et s’y heurte de plein fouet. C’est ainsi qu’un murmure devient une rumeur, et qu’une rumeur façonne une sorcière.
Le vent d’octobre siffle répandant dans le village la fumée du bois mêlée à celle de la terre qui gèle chaque nuit. La brume est épaisse et dans son voile se dessine une silhouette élancée. Les flammes se mêlent aux feuilles rouges d’automne qui dansent dans le vent. La lune est pleine, et ce soir le prix de sa liberté ce sont les brasiers sous ses pieds. Elle n’a pas disparu. Des siècles plus tard, elle brûle encore dans chaque femme qui relève la tête.



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